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2013 La crise territoriale des appellations viticoles du Nord de l’Aquitaine
Corade Nathalie
Hinnewinkel Jean-Claude
Velasco-Graciet Hélène
Univ. Bordeaux, ADES, UMR 5185, CNRS, ADES, UMR 5185, F-33600 Pessac, France
Résumé : On assiste depuis quelques années à une crise de certaines appellations viticoles. Analysée comme une défaillance des marchés, cette crise est plus profonde et peut-être plus identitaire. Sur la base de l’étude de quatre appellations viticoles du Nord de l’Aquitaine (Bordeaux-Bordeaux supérieur, Bergerac, Pécharmant et Sauternes) nous montrons l’existence de ruptures fortes entre l’appellation et le territoire, lieu de coordination et de solidarité pour mettre en valeur une ressource spécifique. Une forme de dissociation entre « l’appellation terroir » et « l’appellation territoire » semble se former mettant en relief, à coté des problèmes de marché, des problèmes de gouvernance des appellations comme facteurs de crise. L’identité des appellations est alors en question poussant à s’interroger sur leur avenir.
Mots clés : Appellations d’origine, gouvernance territoriale, coordinations, identité, territorialité
Depuis quelques années, certaines appellations viticoles, en particulier dans le Nord de l’Aquitaine, connaissent des difficultés importantes. Alors même que le système des AOC (Appellations d’Origine Contrôlée) était considéré comme un rempart contre la concurrence, des vins labellisés ont eu et ont peine à maintenir leur place sur le marché. Très vite, la notion de crise s’est imposée pour décrire cette situation d’incertitude économique, une crise viticole caractérisée par une baisse globale des ventes qui est peu à peu devenue une crise des appellations (Lire à ce sujet les différentes rapports sur le sujets publiés depuis 2000, Berthomeau 2001, Cesar 2002, Pomel 2006), voire une crise du système « appellation ». Lorsqu’on analyse la rhétorique qui diffuse l’idée de crise, on peut remarquer qu’elle s’appuie de façon privilégiée sur une critique du marché. En effet, c’est la mondialisation du marché du vin et l’arrivée de « nouveaux » compétiteurs qui auraient, de façon exclusive, remis en question la suprématie des vins d’appellation, notamment français.
En plus de cette crise de structure, le constat de la réussite des stratégies alternatives a engendré une crise de confiance dans le modèle des appellations. Mais cette crise de confiance ne peut être réduite aux seules observations du marché : la mondialisation n’a-t-elle d’impacts que sur le jeu des ventes et par ricochet sur le volume des productions ? Le système d’appellation français et le lien entre l’agro-terroir et le territoire socio-économique qui a fait son succès n’est-il, finalement, pas à bout de souffle ?
Il est en effet entendu que la bonne santé économique d’un vignoble ne relève pas exclusivement de la qualité de son terroir (Dion, 1959 et Hinnewinkel, 2011). Bien sûr, les situations géomorphologique et climatique sont une condition préalable mais encore faut-il des voies de communication facilitant le transport, des consommateurs informés, des producteurs ouverts vers l’extérieur, des marchands ambitieux et tout un ensemble de structures coordonnant le tout dans un jeu d’échelles complexe. Cette dynamique de la connexion entre l’infiniment petit (la parcelle) et l’infiniment grand (le marché mondial aujourd’hui) a finalement pris consistance dans la construction longue et patiente d’une symbiose entre les terroirs, des systèmes agro-productifs délimités, et les territoires, des systèmes sociaux et politiques, qui les portaient et les permettaient. L’exemple du vignoble bordelais est à ce titre tout à fait emblématique. Pour conserver une rente commerciale territorialisée lucrative, les propriétaires et les négociants n’ont eu de cesse de se protéger, de délimiter, d’exclure et de condamner par un arsenal juridique qui traversa le temps. A partir du 13ème siècle, les privilèges de Bordeaux protègent la production de la Sénéchaussée et des bourgeois de Bordeaux, éliminant en partie les vins du Haut pays. Ces décisions d’exclusion vont alors initier ce rapprochement entre le terroir et un groupe social localisé, une sorte d’enracinement juridique et politique d’une communauté. Bien sur l’exclusion de toute forme de concurrence exogène ne fut pas l’unique marqueur de cette connexion. Le contexte géopolitique a œuvré à sa façon. Le vignoble bordelais aurait-il connu le même développement si Aliénor d’Aquitaine n’avait pas épousé Henri II et, ce faisant, ouvert le marché en direction de l’Angleterre ? La taxation par Colbert au 17ème des importations anglaises et, par réaction, le boycott des clairets bordelais n’ont-t-ils pas permis aux Bordelais de trouver de nouveaux débouchés ? Ces événements semblent jouer bien plus comme des aiguillons que comme des freins dans le temps moyen et ne vont que renforcer le lien d’enracinement et de connexion.
Héritières des Privilèges de Bordeaux bannis par la Révolution, les appellations d’Origine qui prennent forme au début du 20ème siècle et les AOC finalisées en 1936 véhiculent des valeurs d’égalité. Mais la philosophie est la même, protéger la rente commerciale et territoriale par un arsenal de normes et de contraintes pour qu’un vin soit reconnu d’ici et pas d’ailleurs, pour qu’aucune confusion ne soit possible. De la même façon les AOC ont continué à renforcer le lien le terroir et le territoire qui le portait, réunissant ainsi les sphères de la production, du commerce et du politique dans un entrelacs de réseaux. Les périmètres des AOC choisies, lesquels ne correspondent pas forcément aux limites des agro-terroirs, montrent bien la puissance des ces liens.
Les réussites notamment économiques et les phénomènes de découpages politico-administratifs à partir des années 1980 semblent avoir rompu ce lien entre terroir et territoire, isolant progressivement les deux entités que l’histoire avait alliées. Cette séparation se traduit souvent par une discordance poly-forme entre, d’une part, les contours des appellations du début du 20ème siècle et les « nouveaux » territoires issus de la décentralisation et, d’autre part, une démultiplication du pouvoir qu’elles ont entrainée.
Notre hypothèse est que ces ruptures, ces « non » concordances entre les logiques territoriales des différents acteurs sont porteuses de disfonctionnements des filières et des entreprises et participent de leur contre-performance, encore plus visible en temps de crise. Finalement aujourd’hui, les vins peuvent exister, être identifiés en dehors de toute attache territoriale « englobante ». Le vin serait devenu donc un produit a-territorial, ne dépendant que du terroir qui le porte pour voir le jour et du marché pour décider de sa réussite. Une forme de crise de territorialité semble, pour certaines AOC, entamée, expliquant tout autant que le marché leurs défaillances concurrentielles. L’essoufflement des AOC et son inadéquation aux mouvements contemporains sont, pour nous, une explication de la crise qui secoue le vieux monde viticole et notamment le Bordelais.
L’objet de cet article est donc de montrer cette déconnexion entre territoire et filière qui opère dans les appellations au travers de l’étude de quatre d’entre elles dans le Nord de l’Aquitaine, en Bergeraçois et en Bordelais. Après la présentation de la méthodologie nous consignerons les résultats de l’étude conduite sur ces quatre appellations pour enfin mettre en perspective de ces résultats.
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