• Le concept de noyau d’élite est dû à un ingénieur agronome, Georges Kuhnholtz-Lordat, l’un des premiers experts mobilisés par l’INAO pour délimiter les aires d’AOC.

    1 - Le noyau d’élite, cœur de ces constructions territoriales

    Pour transmettre son expérience de cette première phase de délimitations, il consigne ses analyses dans un ouvrage paru en 1960[1]. Si la climatologie, la biologie et la géomorphologie occupent les deux tiers de l’ouvrage, une première partie consacrée à quelques principes directeurs propose le concept de noyau d’élite comme outil d’analyse du vignoble.

    Le noyau d’élite est en fait le lieu d’excellence d’une zone de production, là où sont réunies des conditions propices à l’élaboration d’un produit bien caractérisé et généralement de qualité. Il est le modèle, la référence de la production de l’ensemble du vignoble. Les caractéristiques de ce noyau d’élite relèvent tout à la fois de la géographie physique, avec un ou plusieurs types de terroirs agronomiques, et de la géographie sociale avec ses structures agraires, une organisation et une histoire. En soulignant que l’« imbrication du fait juridique et du fait agrologique peut remonter très haut dans le passé des appellations », Georges Kuhnholz-Lordat met en valeur le rôle essentiel de l’histoire dans la formation de tels noyaux d’élites qui, pour les plus stables, sont ainsi élevés au rang de structures profondes des vignobles. Ce noyau d’élite se définit ainsi comme un système géographique d’extension spatiale plus ou moins grande et, au fur et à mesure qu’on s’éloigne de lui, s’observe « un amenuisement centrifuge et progressif de la qualité »[2].

    2 - L’exemple du vignoble de la région des Graves

    La situation du vignoble des Graves au milieu du 19ème siècle permet d’en saisir toute la pertinence[3]. La région des Graves, entre Bordeaux au nord et Langon au sud-est, se caractérise alors par la concentration des vignes dans un pôle bordelais au nord et dans un pôle sauternais au sud ; les deux sont reliés par un entre-deux où les surfaces cultivées en vignes et joualles sont encore importantes. En direction de la forêt landaise, la concentration diminue, ce qui correspond à des périphéries. Cette organisation spatiale d’ensemble est liée à une mise en valeur alors très diversifiée (carte 6).

    Au nord, dans la banlieue bordelaise, de Mérignac à Martillac, les Graves stricto sensu présentent, à cette époque, de vastes secteurs de monoculture plus ou moins enserrés dans la forêt landaise toujours proche. Comme en Médoc, de grands domaines viticoles avec leur réserve de bois et de landes incultes rappellent l’emprise de la bourgeoisie bordelaise. Leurs grandes parcelles sont juxtaposées aux lopins souvent minuscules de centaines de petits viticulteurs, composant un maillage dense. «Les meilleures communes de graves sont : Pessac, Talence, Mérignac, Léognan, Gradignan et Villenave-d’Ornon.[4] ». La valeur fiscale des vignes atteint ici des valeurs records, dépassant souvent 500 francs l’hectare, la part de la valeur des vignes dans la valeur totale des terres cultivées y est supérieure à 50% et peut alors atteindre plus de 95% ; les prix des vins dépassent fréquemment 1000 francs le tonneau et même pour les grands vins 2000 francs.

    En Sauternais, pays qui s’affirme dès la commune de Cérons, la vigne montre des plates-bandes de deux rangs aux ceps bas. Cette conduite de la vigne se rencontre surtout dans les grandes parcelles des domaines de l’aristocratie, nombreux à Sauternes, Bommes ou Fargues, un peu moins à Preignac, Cérons ou Barsac. La forte viticolité[5] du cœur du Sauternais avec Barsac, Preignac et Sauternes éclate alors de façon manifeste : « Nous entrons maintenant dans le pays des vins blancs, et nous sentons de loin le parfum des Sauternes. Les communes qui suivent produisent peu de vin rouge, mais en revanche beaucoup de vins blancs très agréables, pleins de finesse et de parfum, plus ou moins liquoreux, alcooliques et distingués, mais ayant du charme et de l’agrément; ce sont Arbanats et Virelade (dont nous venons de parler), Podensac, Cérons, Illats, Landiras et Pujols. Cette dernière commune renferme un cru très renommé, le Clos-Saint-Robert [6]». Si la valeur fiscale des vignes y est moins élevée que dans les Graves du Nord, dépassant rarement 100 francs par hectare, la part de la valeur des vignes dans l’ensemble des terres y est aussi élevée et les grands vins se commercialisent au niveau des meilleurs rouges du Nord.

    Entre les deux, les Graves centrales, appelées Petites Graves, montrent un paysage assez différent. La tenue même des vignes, qui pourtant sont l’élément essentiel du terroir, est moins soignée et plus hétérogène. Si quelques parcelles montrent ça et là la belle régularité des pièces médocaines, il semble que les joualles constituent le type de culture le plus fréquent. En revanche, les moyennes terrasses proches de la Garonne y offrent une belle concentration très linéaire de sections à forte viticolité tout comme en Langonnais. Cette région des Graves centrales d’aujourd’hui se caractérise alors surtout par une viticulture paysanne dans le cadre d’une polyculture traditionnelle où les pinèdes tiennent souvent une place de choix. A la fin du 19ème siècle, il y a là, un trait peu favorable à une évolution qualitative de la production, d’abord par manque de moyens financiers suffisants mais aussi sans doute faute de motivation économique, la sylviculture du pin étant d’un bon rapport économique dans une région traversée par la voie ferrée qui permet d’expédier vers le port de Bordeaux les troncs de bois dans de bonnes conditions. On retrouve ici ces concours de circonstances historiques qui combinent les héritages et les valeurs économiques du moment. L’entre deux trouvait dans la culture du pin une compensation à son maintien partiel à l’écart des grands développements viticoles lors de l’expansion du vignoble bordelais aux temps modernes alors que Graves du nord et Graves méridionales continuaient sur leur lancée. Dans ces Graves centrales, « Les cépages les plus répandus sont le Merlot et le Malbec, qui composent, avec quelques pieds de Vidures, tous les meilleurs vignobles des petites graves. On trouve encore dans les crûs inférieurs d’autres cépages produisant beaucoup de vin, mais de qualité très ordinaire ; ce sont le Hourççat ou Balouzat, la Parde, le Mercier ou Larrivet, le Girançon, etc… Les vignes blanches qu’on trouve dans les petites graves avant d’arriver à Arbanats et Virelade sont presque entièrement composées d’un seul cépage l’Enrageat. Les communes dont nous allons parler dans ce chapitre sont Bègles, Cadaujac, Isle-Saint-Georges, Martillac, Saint-Médard-d’Eyrans, Ayguemortes, Beautiran, Castres, Portets, Saint-Selve, Saint-Morillon, La Brède, Cabanac, Cestas, Arbanats, Virelade. La plupart de ces communes font dans leurs graves d’assez bons vins rouges d’ordinaire, et des vins blancs secondaires. Celles … situées sur les bords du fleuve produisent des vins de palus assez recherchés, qui sont quelquefois réunis aux vins de graves par les petits propriétaires »[7]La valeur cadastrale des vignes (carte7), la part de la valeur des vignes dans la valeur totale des terres exploitées (carte 8) et le prix des vins (carte 9) sont tous à des niveaux inférieurs à ceux des deux pôles. Les meilleurs vins se négociaient entre 400 et 500 francs le tonneau. Surtout, on constate que les rouges les plus cotés relèvent des communes proches des Graves du Nord et que pour les blancs, hors Carbonnieux, c’était la proximité du Sauternais qui génère des prix plus confortables.

    La synthèse des informations précédentes souligne donc des hiérarchies viticoles bien établies avec les deux noyaux Graves et Grands blancs. Mais ce sont surtout les Petites Graves qui retiennent notre attention car c’est là que la viticulture évolue le plus vite autour de ferments que sont quelques châteaux performants. Dans cet entre-deux, les savoir-faire des deux noyaux d’élite se télescopent, générant un nouveau territoire où cohabitent, sur le même terroir, vins rouges et vins blancs de qualité. Et au-delà, dans des périphéries peu viticoles, des agriculteurs s’intéressent de plus en plus à la vigne, annonçant là aussi des mutations. La recherche des noyaux d’élite s’avère ainsi un puissant outil pour non seulement décrire l’état du vignoble observé, mais aussi pour en saisir les dynamiques.

    C’est en partie sur des observations similaires que s’appuient, au début du XXème siècle, les commissions chargées de proposer les délimitations les appellations sous-régionales du vignoble (carte 10).

    Carte 10 Les terroirs viticoles girondins vus par les enquêteurs des Editions Féret au 19ème siècle

    [1] G. Kuhnholtz-Lordat, La genèse des appellations d’origine des vins, Chaintré, Avenir œnologique, 1991, réédition de l’édition de 1960

    [2]G. Kuhnholtz-Lordat, idem

    [3] J.-C. Hinnewinkel, Les territoires viticoles de la région des Graves au milieu du 19ème siècle, in CERVIN, Les territoires de la vigne et du vin, Bordeaux, Féret, 2002.

    [4] Bordeaux et ses vins, Féret, 1868

    [5] Viticolité = part de la vigne dans la surface agricole utilisée

    [6] Bordeaux et ses vins, 1868, idem

    [7] idem


    votre commentaire
  • Les terroirs viticoles, origines et devenir

    Jean-Claude Hinnewinkel, agrégé de Géographie, professeur à l'Université Michel de Montaigne - Bordeaux 3, responsable de programmes de recherches pluridisciplinaires sur la vigne et le vin, apporte ici sa contribution à la réflexion sur l'avenir des AOC et de l'organisation de la filière vitivinicole. Si pour une partie du monde scientifique, le terroir est essentiellement une entité agronomique, caractérisée par des éléments géologiques pédologiques, topographiques et climatologiques, pour Jean-Claude Hinnewinkel le terroir est, au-delà de la communication sur le produit, une construction sociale dans la durée. Celle-ci peut être synthétisée par la définition de l'Institut National des Appellations d'Origine : le terroir est " une construction sociale, sur un espace naturel doué de caractéristiques homogènes, défini sur le plan juridique et caractérisé par un ensemble de valeurs, valeur esthétique paysagère, valeur culturelle d'évocation historique, valeur patrimoniale d'attachement social, valeur médiatique des notoriétés ".

     

    Dans le cadre de ses recherches, l'auteur propose ainsi une relecture de la formation des aires viticoles, au niveau européen, en soulignant le rôle primordial et toujours moteur des organisations humaines dans leur genèse. Cherchant à identifier les actifs spécifiques des grands vignobles, il effectue une analyse précise des terroirs viticoles et donne les premières réponses à des questions essentielles. Comment et pourquoi, le vin a pu, dans le temps long, structurer les terroirs vitivinicoles ? Comment se sont formés les phénomènes de fragmentation qui permirent l'établissement d'une hiérarchie interne aux grands vignobles ? Comment s'est effectuée la distinction entre vignoble de qualité et vignoble de vins courants ? Comment et pourquoi certains vignobles ont pu, au-delà des crises et des dépressions, perdurer et conserver, depuis des siècles, un renom qui en font aujourd'hui encore des références dans le domaine vitivinicole et pour les amateurs de grands vins ? Quelle est la pertinence de l'organisation de la filière vitivinicole française ? Si cet ouvrage s'adresse en priorité aux acteurs des terroirs viticoles (responsables syndicaux, membres des interprofessions, animateurs de pays viticoles, ...), il passionnera sans aucun doute les chercheurs et étudiants concernés par la filière, les professionnels de la vigne et du vin, les politiques des régions viticoles, et tous les amateurs passionnés par l'histoire du vin. Tous y découvriront un aspect du terroir, trop souvent négligé.

    Pour lire la réédition de l'ouvrage en 2022

    Télécharger « Les terroirs viticoles réédition 2022.pdf »


    votre commentaire
  • Une empreinte dans le vignoble XXe siècle, naissance des vins d'Aquitaine d'origine coopérative

    De Jean-Claude Hinnewinkel et Philippe Roudié, Bordeaux, La Part Des Anges, 2000

    Histoire du mouvement coopératif vinicole d'Aquitaine sur plus de trois quarts de siècle. On restitue ici l'héritage des récits et élans, afin de conserver la mémoire du mouvement coopératif. C'est l'épopée contemporaine d'une union qui est retracée avec l'appui des archives et des analyses.

     

     

     Les vins d'Aquitaine d'origine coopérative

    Pour lire l'ouvrage Télécharger « 2000 Une empreinte dans le vignoble.pdf »

     

    votre commentaire
  • Loupiac, Sainte-Croix-du-Mont, Cadillac etc., les coteaux de rive droite de la Garonne entre Saint-Macaire au Sud et Langoiran au Nord ont depuis des lustres assis leur prospérité sur la renommée de leurs vins blancs liquoreux. Ce phénomène s’est amplifié dans l’entre-deux-guerres avec la vogue des vins blancs doux et la reconnaissance de cette spécificité dans les appellations d’origine contrôlée.

    Comme les terrasses graveleuses du Sauternais et de la rive gauche de la Garonne, les coteaux de rive droite deviennent alors et jusque dans les années 1970 le domaine de prédilection des cépages sémillon, sauvignon et plus accessoirement muscadelle. Le premier à débourrement moyen et à maturation tardive paraît aussi bien adapté aux sols gravelo-argileux qui dominent dans la région, qu’à la production des vins liquoreux ou moelleux et constituent alors la base de l’encépagement régional.

    La crise des vins blancs en général, celle des vins blancs doux plus particulièrement, s’est traduite au cours des deux dernières décennies par une forte progression des malbecs, merlots et autres cabernets. La progression de ces cépages rouges est partout manifeste.

    Pourtant Loupiac et Sainte-Croix-du-Mont résistent assez bien même si les prix sont loin d’atteindre ceux des sauternes. La production annuelle en tout cas se maintient. Les Premières Côtes de Bordeaux connaissent des sursauts, certes bien éphémères pour les producteurs, mais demeurent à un prix comparable à celui des vins rouges de même appellation. Par contre d’autres appellations demeurent confidentielles telles les Côtes de Bordeaux-Saint-Macaire ou le Haut-Benauge (fig. 1).

    A travers les analyses de l’évolution des terroirs concernés, c’est la complexité des liaisons entre les hommes et le milieu, entre terroirs et appellations qui est envisagée. Pour permettre des
    comparaisons aussi aisées que possible entre les étapes retenues, nous avons choisi comme indicateurs le rapport "blanc/rouge", soit en volume, soit en surface selon les données disponibles, complété par le rapport "vigne/surface totale", celle-ci correspondant à celle de la paroisse ou de la commune jusqu’à ce que soit disponible la S.A.U.

     

    Pour lire la suite Télécharger « 1997 Coteaux bordelais réduit.pdf »


    votre commentaire
  • Dirigé par Jean-Claude HinnewinkelClaudine Le Gars

    Les territoires de la vigne et du vin

    Édité par Centre d'études et de recherches sur la vigne et le vin

    Cet ouvrage propose au professionnel comme à l'amateur, une réflexion originale sur les A.O.C. et leur devenir dans la mondialisation. Originale, car elle tente de cerner les structures fondamentales qui expliquent la permanence des grands vignobles, confortent leur image et en déterminent les grands axes de défense


    votre commentaire