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Philippe Roudié et Jean-Claude Hinnewinkel, professeurs émérites de Géographie, Université de Bordeaux
Article paru dans Les Cahiers du Bazadais, 1ère partie, n°176, mars 2012, p.27-53 & 2ème partie, n°177, juin 2012, pp. 43-57
Nous reprenons l’histoire du vignoble de la région des Graves où Sandrine Lavaud[1] l’a laissée, à la fin du XVIIe siècle. Notre reconstitution géo-historique de ce grand terroir du Bordelais, de part et d’autre de la période révolutionnaire, s’articule en trois tableaux avec le vignoble du « Grand siècle » dans un premier temps, les mutations géographiques du premier XIXe siècle ensuite, les mutations de liées aux grandes endémies qui annoncent le vignoble contemporain pour terminer provisiorement..
Le terme de Graves, qui au 18ième siècle, et ce depuis bien longtemps, désigne une nature bien précise de terrain très répandu sur la rive gauche de l’axe Garonne-Gironde, est utilisé de plus en plus souvent comme synonyme d’une région particulièrement apte à la production de vins de qualité. Le problème se complique cependant pour en fixer les limites précises, au moins dans sa partie méridionale.
I- Le vignoble des Graves, quelles limites ?
L’unanimité se fait dans tous les documents pour trois des quatre côtés de ce parallélépipède. Au nord c’est la Jalle de Blanquefort qui fait frontière avec le Médoc, même si parfois on en fixe les bordures aux limites sud de la zone bâtie de la ville de Bordeaux, surtout après le XVIIIe siècle. A l’ouest c’est la limite géologique de l’affleurement du sable des Landes, totalement incapable de donner de bons vins et même de porter vignoble qui est unanimement retenue, en raison de son caractère hydromorphe. Cette limite sera d’ailleurs confirmée après l’assainissement généralisé de la lande au XIXe siècle, car le sable portera désormais la grande pinède, véritable mur sur lequel le vignoble ne mordra qu’exceptionnellement par quelques défrichements pionniers lors des phases d’expansion. A l’est la frontière des Graves est presque tout aussi claire : elle est aussi d’ordre pédologique et géologique, même si la topographie ne donne pas toujours des limites d’une netteté absolue. Il s’agit de l’opposition des palus, zones humides, limoneuses ou argileuses, donnant des terres profondes, le plus souvent submersibles par les grandes crues actuelles du fleuve. Il y a donc à l’extérieur des Graves et tout au long de la rivière sur une largeur d’ailleurs variable un liséré palustre aujourd’hui exclu de l’appellation « Graves ».
C’est ainsi qu’au sud se pose avec acuité le problème des limites historiques de la région des Graves car les divergences dans les documents sont très fortes sur ce point. En 1714 G. de l’Isle géographe du Roi, membre de l’Académie royale des sciences publie une « carte du Bourdelais, du Périgord et des Provinces voisines »[2] : les Graves y sont mentionnées jusqu’à Langon par un pointillé qui les séparent nettement des Landes de Bourdeaux (sic) ; tout le Sauternais y est inclus avec en prime les paroisses de Noaillan, Léogeats, Villandraut et Préchac alors que vers l’ouest Saint Léger (de Balson), Balizac mais aussi Landiras, Saint Michel de Refiret (en fait Rieufret aujourd’hui), Guilhots (Guillos) les parties occidentales de Saint-Morillon (de la Brède) et de Martillac et tout Saucats en sont exclues, alors que Sestas (Cestas) est incluse (carte 1).
Carte 1 : Extrait de la « carte du Bourdelais, du Périgord et des Provinces voisines » publiée en 1714 par G. de l’Isle géographe du Roi
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[1] Sandrine Lavaud, Aux origines d'une appellation viticole. Les Graves de Bordeaux du Moyen Âge au XVIIe siècle, Les Cahiers du Bazadais, 2010, n° 169 et 170
[2] Dr Georges Martin, La région des Graves en 1714, Revue hist. BX, 1909, n°1, p.64-65.
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Jean-Claude Hinnewinkel Professeur honoraire de Géographie Université Bordeaux-Montaigne ISVV / CERVIN
Publié le 20 janvier 2012 sur le site du CERVIN https://cervinbordeaux.pagesperso-orange.fr/revue-en-ligne/geohistoires-terroirs/2016/delimitations-sauternes/index.html
« Graves » désigne une nature de terrain très répandue sur la rive gauche de l’axe Garonne-Gironde. Ce terme est utilisé le plus souvent pour désigner la région comprise entre Langon et Bordeaux. Au 18ièmesiècle cette dénomination caractérise l’ensemble pédologique « graves » de la rive gauche de la Garonne concurremment avec Cernès. Aujourd’hui cet espace assez homogène est scindé en plusieurs entités distinctes, dont bien sûr le Sauternais. Notre propos est ici de rechercher pourquoi au cours du 19ième siècle puis dans la première moitié du 20ème siècle une appellation régionale n’a pas pu émerger sur toute la partie méridionale largement consacrée aux « grands vins blancs » ? Pourquoi l’ancienne Prévoté royale de Barsac n’a pas été convoquée comme territoire viticole, comme ce fut le cas pour la Juridiction de Saint-Emilion ? Il ne s’agit pas de refaire par le menu l’itinéraire de l’appellation Sauternes mais de comprendre comment au sein de ce vaste ensemble régional, cinq communes ont pu ainsi s’isoler des autres. Pour ce faire, il nous faut dans un premier temps contextualiser les évènements en regardant la situation de la région au cours du 19ième siècle avant de tenter la reconstitution des évènements qui ont animé la première moitié du 20ième siècle.
1- Le 19è : des Graves au Sauternais me siècle
1.1- Le vignoble des Graves, quelles limites jusqu’au début du 20ème siècle?
L’unanimité se fait dans tous les documents pour trois des quatre côtés de ce parallélépipède. Au nord c’est la Jalle de Blanquefort qui fait frontière avec le Médoc, à l’ouest c’est la limite géologique de l’affleurement du sable des Landes, à l’est ce sont les palus, zones humides, limoneuses ou argileuses, donnant des terres profondes, le plus souvent submersibles par les grandes crues actuelles du fleuve. Au sud le problème des limites historiques de la région des Graves est posé car les divergences dans les documents sont très fortes sur ce point. En 1714 G. de l’Isle géographe du Roi, membre de l’Académie royale des sciences publie une « carte du Bourdelais, du Périgord et des Provinces voisines »[2] : les Graves y sont mentionnées jusqu’à Langon par un pointillé. Mais la carte de France de l’ingénieur du Roy Cassini qui a le mérite de représenter les vignes par un symbole particulier ne porte aucun nom de région, pas plus que la très précieuse carte de la Guyenne de Belleyme commencée sous l’Ancien régime et terminée après la Révolution. Quant au Sauternais, il apparaît encore moins et on rappellera à ce sujet que les dénominations sous l’Ancien régime étaient « vin de Barsac » et « vin de Langon », ainsi que l’a fort bien décrit le Docteur Martin, l’un des acteurs de la délimitation « Graves ». Quelle est alors la géographie viticole de la partie méridionale des Graves ?
Carte 2 Un pôle vin rouge au nord, un pôle vin blanc au sud
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Jean-Claude Hinnewinkel
Professeur émérite de Géographie
Université Bordeaux3, UMR 6185, ISVV et CERVIN
Communication présentée au colloque « Vendre le vin de l’Antiquité à nos jours » organisé par le CERVIN à Bordeaux, au musée d’Aquitaine du 25 juin au 27 juin 2009 dans le cadre de l’exposition « L’âme du vin chante dans les bouteilles » et publiée dans Lavaud Sandrine « Vendre le vin de l’Antiquité à nos jours », CERVIN, Féret éd., 2012,p. 103-116.
La mise en bouteilles au château
Du paysan à l’entrepreneur-vigneron
La seconde moitié du XXe siècle a été le théâtre de l’une des mutations les plus profondes qu’ait connue le monde viticole occidental et notamment bordelais. En quelques années, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le vigneron traditionnel voit son travail se transformer radicalement sous la pression de la modernisation de l’activité agricole. Suscitée tout à la fois par une exigence toujours plus grande de qualité organoleptique et par une mondialisation sans cesse accrue du marché du vin, la mutation des exploitations agricoles est alors spectaculaire, souvent brutale, comme en témoignent le tableau 1 et le graphique 1.
Le vigneron bordelais
à la fin des années 60 (1968)
Le vigneron bordelais
à la fin des années 2000 (2007)
38 437 déclarants de récolte
7800 déclarants de récolte
108 308 ha dont 75 171 en AOC
121 836 ha dont 120 245 ha en AOC (max = 124 817 en 2005)
4 897 560 hl dont 3 147 788 de vin AOC et 2 884 347 de vin blanc
5 761 205 hl dont 5 685 320 de vin AOC et 5134 433 de vin rouges et rosés
Tab.1 – Les mutations du vignoble de Bordeaux en moins d’un demi siècle
Fig.1 - La disparition de trois viticulteurs sur quatre
Alors que les déclarants dépassaient les 50 000 en Gironde au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, ils sont moins de 10 000 au début des années 2000 et seulement 7800 aujourd’hui. Cette hémorragie est la conséquence d’une profonde mutation des structures viticoles qui s’est accompagnée de l’essor spectaculaire de la mise en bouteilles au château à partir des années 80. Le métier de la plus grande partie des vignerons en est ressorti profondément modifié alors que la filière vitivinicole se complexifiait avec le développement des métiers de services pour accompagner les viticulteurs dans des tâches de plus en plus techniques et diversifiées.
Il s’en est suivi un renforcement des noyaux d’élites vitivinicoles qui structurent les vignobles de qualité, avec l’émergence de véritables systèmes productifs localisés[1] dont la mise en réseau est actuellement à l’origine de la formation d’un pôle de compétitivité. À partir de l’exemple bordelais, cet article vise à mettre en exergue la nouvelle complexité du métier de vigneron comme celle, indispensable, des mailles du réseau dans lequel il est aujourd’hui plus que jamais intégré.
Le grand tournant ...
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[1] Un système de production localisé est « une organisation productive particulière localisée sur un territoire correspondant généralement à un bassin d'emploi. Cette organisation fonctionne comme un réseau d'interdépendances constituées d'unités productives ayant des activités similaires ou complémentaires qui se divisent le travail (entreprises de production ou de services, centres de recherche, organismes de formation, centres de transfert et de veille technologique, etc.) » (DATAR, Les systèmes productifs locaux, La Documentation française, Paris, 2002)
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Corade Nathalie, Hinnewinkel Jean-Claude, Velasco-Graciet Hélène
Univ. Bordeaux, ADES, UMR 5185, CNRS, ADES, UMR 5185, F-33600 Pessac, France
Résumé : On assiste depuis quelques années à une crise de certaines appellations viticoles. Analysée comme une défaillance des marchés, cette crise est plus profonde et peut-être plus identitaire. Sur la base de l’étude de quatre appellations viticoles du Nord de l’Aquitaine (Bordeaux-Bordeaux supérieur, Bergerac, Pécharmant et Sauternes) nous montrons l’existence de ruptures fortes entre l’appellation et le territoire, lieu de coordination et de solidarité pour mettre en valeur une ressource spécifique. Une forme de dissociation entre « l’appellation terroir » et « l’appellation territoire » semble se former mettant en relief, à coté des problèmes de marché, des problèmes de gouvernance des appellations comme facteurs de crise. L’identité des appellations est alors en question poussant à s’interroger sur leur avenir.
Mots clés : Appellations d’origine, gouvernance territoriale, coordinations, identité, territorialitéDepuis quelques années, certaines appellations viticoles, en particulier dans le Nord de l’Aquitaine, connaissent des difficultés importantes. Alors même que le système des AOC (Appellations d’Origine Contrôlée) était considéré comme un rempart contre la concurrence, des vins labellisés ont eu et ont peine à maintenir leur place sur le marché. Très vite, la notion de crise s’est imposée pour décrire cette situation d’incertitude économique, une crise viticole caractérisée par une baisse globale des ventes qui est peu à peu devenue une crise des appellations (Lire à ce sujet les différentes rapports sur le sujets publiés depuis 2000, Berthomeau 2001, Cesar 2002, Pomel 2006), voire une crise du système « appellation ». Lorsqu’on analyse la rhétorique qui diffuse l’idée de crise, on peut remarquer qu’elle s’appuie de façon privilégiée sur une critique du marché. En effet, c’est la mondialisation du marché du vin et l’arrivée de « nouveaux » compétiteurs qui auraient, de façon exclusive, remis en question la suprématie des vins d’appellation, notamment français.
En plus de cette crise de structure, le constat de la réussite des stratégies alternatives a engendré une crise de confiance dans le modèle des appellations. Mais cette crise de confiance ne peut être réduite aux seules observations du marché : la mondialisation n’a-t-elle d’impacts que sur le jeu des ventes et par ricochet sur le volume des productions ? Le système d’appellation français et le lien entre l’agro-terroir et le territoire socio-économique qui a fait son succès n’est-il, finalement, pas à bout de souffle ?Pour lire l'article Télécharger « Corade_Hinnewinkel_Velasco_2013 crise territoriale.pdf »
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Sur le patrimoine paysager viticole
Serge Briffaud[1]-Jean-Claude Hinnewinkel[2]
Entretiens Graves-Sauternais du 28-29 septembre 2013 à la Maison des Graves –Podensac
[1] Professeur d’histoire à l’Ecole du Paysage de Bordeaux
[2] Professeur émérite de Géographie à l’Université Bordeaux-Montaigne – CERVINv-ISVV
Intro : Quelques notions incontournables pour y voir plus clair
- Le paysage n’est pas un objet, mais une situation, c’est-à-dire un agencement temporaire, dans l’espace perceptible, d’éléments liés entre eux par un réseau plus ou moins serré d’interrelations. Comprendre un paysage, c’est donc à la fois le réinscrire dans un processus d’évolution — appréhender la nature et la direction d’un changement — et dans un réseau de relations, de nature à la fois — et le plus souvent indissociablement — sociales et écologiques.
- Le paysage n’est pas une réalité séparable de sa perception. Il n’existe que relativement à des regards, qui lui donne sens et valeur. Pour comprendre un paysage, il faut donc aussi se demander qui le regarde, pourquoi, et comment il est perçu. Et partir de l’idée qu’il ne prend son sens qu’à la croisée de regards différents, intégrant une pluralité d’attentes et de référents culturels.
- Parler de « patrimoine paysager » est donc parler d’un patrimoine qui ne peut être assimilé ni à un objet figé, ni à un élément isolé de son contexte, ni même à une réalité complètement objective. Pour cette raison, le paysage secoue le patrimoine et le dépoussière, obligeant à le penser autrement que sur le mode de la délimitation claire et nette introduisant une cassure dans l’espace, de la préservation immobilisante rompant le fil du temps et de la valeur objective et absolue. Protéger un patrimoine paysager, c’est au contraire gérer une relation socio-spatiale, contrôler et parfois infléchir une dynamique, et construire la valeur du paysage en croisant les regards dont il fait l’objet.
- Parler de patrimoine paysager viticole ne devrait donc pas revenir à parler d’une forme ou d’un élément paysager particulier (terrasses, chais et châteaux, etc.), mais d’un ensemble d’artefacts viticoles ayant leur cohérence sociale et technique (formant un tout socio-technique), qu’il convient d’associer aux éléments clés de leur environnement. Le Ciron peut être sans aucun doute considéré comme une composante essentielle du patrimoine viticole du Sauternais, sans être pour autant l’œuvre du vigneron.
- Au paysage viticole, comme à quelques autres paysages (la forêt, la haute montagne...) s’attache le sentiment d’une permanence — l’idée que les choses « ont toujours été ainsi ». Un bref coup d’œil sur le passé des territoires viticoles montre toujours qu’il s’agit là d’une idée fausse.
L'évolution du paysage à Saint-Emilion de 1947 à 2006
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